Le Premier homme hante la rue Darwin

Le Premier homme hante la rue Darwin

Une injonction de l’au-delà «Va, retourne à la rue Darwin. » ouvre le dernier roman de Boualem Sansal. Et Yazid, le narrateur, reconstitue la scène au cours de laquelle il l’a entendue pour la première fois : la mort de sa mère entourée de ses enfants.

Ils sont venus, ils sont tous là ou presque. Arrivés des quatre coins du monde dans cet hôpital parisien, ils ont répondu à son appel, celui du frère aîné qui s’est voué à prendre soin de leur mère avec une infinie tendresse depuis le début de son cancer. Voulait-il se faire pardonner de l’avoir trahie en 1963 ? Mais cette femme, Karima, qu’il avait alors quittée durant quelques mois était-elle bien sa mère ? Et d’où lui vient ce doute sur ses origines ?

Progressant parmi les mensonges entretenus consciemment ou non, parmi les mythes de la tribu, les faux-semblants de l’hypocrisie, les silences et les secrets de la horma, Yazid découvre petit à petit des bribes de réponse qu’ordonnera in fine la révélation, rue Darwin, d’une naissance clandestine au sein d’un bordel de montagne régi par un personnage hors du commun qui se disait sa grand-mère, Lalla Djeda.

Promue chef de tribu par le clan des Kadri et à ce titre universellement respectée, Djeda régnait en maîtresse absolue sur « un monde de femmes, de recluses ignares et maladives, fanatisées par la soumission, robotisées par la routine, aveuglées par la frustration, et de vieilles guenons acariâtres, essorées par la vie, un monde vicié, fermé sur lui-même et ses histoires visqueuses et malodorantes. » . Elle avait droit de vie et de mort sur tout le personnel nécessaire à la surveillance et à l’entretien du troupeau comme sur le petit peuple enjoué et bagarreur de ses pupilles, les rescapés d’avortements auxquels elle soumettait systématiquement les filles en cloque. Dans son château, elle avait fait donner une éducation spéciale à deux d’entre eux : Faïza, toute en provocations et ambiguïtés, et le petit Yazid, devenu héritier présomptif de Djeda depuis la mort accidentelle de celui qu’on disait être son père, Kader, lui-même officiellement fils de Djeda.
Une grand-mère tyrannique et cruelle mais protectrice aussi dans un sac d’embrouilles, voilà Sansal revisitant le conte berbère antéislamique de la tradition orale : la vieille ogresse versus fée tutélaire.

Mais à la façon dont le romancier reconstitue « une intrigue éclatée en confettis d’ombres et de lumières» , on retrouve la veine policière du Serment des Barbares ou encore l’enquête menée sur deux versants de l’Algérie profonde dans L’Enfant fou de l’arbre creux.

L’autre versant, ici, c’est la rue Darwin où Yazid, âgé de huit ans, est mystérieusement conduit en 1957 par un chauffeur mutique dans le minuscule appartement de sa mère officielle, Karima, qui s’est remariée depuis son veuvage. Du château perché sur une colline du bled dont il était l’héritier présomptif au réduit de Belcourt, le contraste est saisissant. Mais, grâce à l’amour de Karima, Yazid découvre la chaleur d’une vie de famille et, dans les rues du quartier, à la sortie de l’école, les joyeusetés d’une bande d’enfants juifs, chrétiens ou musulmans rassemblés dans les rues par l’exiguïté des appartements et une même pauvreté.
Cependant la conscience vague d’une dualité conflictuelle continue de le tarauder. Et c’est Faïza, devenue « la plus belle, la plus élégante, la plus enivrante jeune femme du monde » et rencontrée par hasard dans une rue d’Alger le 13 juin 1963, qui le décidera à quitter Karima et la rue Darwin et à retourner dans le giron de Djeda installée dans un ancien palais ottoman, sur les hauteurs d’Hydra, depuis la réquisition de son phalanstère par les nouveaux dirigeants. Sa trahison ne durera que quelques mois, mais elle aura renforcé ses incertitudes, ses questionnements, ses doutes sur ses origines et son mal-être. Yazid a le sentiment d’être «un enfant du néant et de la tromperie écrasé par la honte » d’autant qu’au «soleil menteur » de l’indépendance, la pauvreté va croissant rue Darwin à mesure qu’on enferme le petit peuple « dans l’effroi et le grouillement de la misère » .

À travers Yazid et les mensonges qui l’enveloppent, c’est tout le peuple algérien dont Sansal retrace l’histoire confisquée : de la planification socialiste des années Boumediene au népotisme et à la corruption généralisée de la dernière décennie en passant par la terreur intégriste des années 90 que le pouvoir actuel réactive selon ses besoins pour conserver son emprise.
Ainsi tout devient symbole dans ce roman. Les enfants du phalanstère tenus dans l’ignorance de leurs origines sont un peu comme cette jeunesse d’Algérie à qui l’on n’a pas enseigné la complexité de son histoire ni ses composantes faites de cultures différentes. La jeunesse d’Algérie que l’on a trompée avec des mythes nationalistes ou des fantasmes de fondamentalistes est comme ce chœur des pupilles sur qui Djeda a pouvoir de vie et de mort, qui ne connaissent ni leur père ni leur mère, à qui on assure le gîte et le couvert mais non l’éducation pour leur éviter la tentation de la révolte et qui évoquent les Fétiches de Karamba, la sorcière du dessin animé Kirikou, ou ces personnages d’ Underground, le film de Kusturiča, qui naissent et grandissent dans une cave où un « protecteur » les tient enfermés pour leur éviter la mort certaine qu’ils connaîtraient s’ils sortaient à l’air libre. Et partout un même pouvoir qui étouffe la liberté, la créativité, tout ce qui fait la dignité de l’homme et la valeur d’une vie. Et les jeunes d’Algérie, eux aussi« enfants du néant et de la tromperie… écrasés par la honte», en viennent parfois à entretenir eux-mêmes le secret, le silence et la tromperie comme le fait Yazid jusqu’à ce qu’il se rende à l’appel de l’au-delà après avoir retrouvé la trace de Daoud et découvert qu’il était son frère aîné et après que son enquête, rue Darwin lui a fait retrouver sa véritable mère en Farroudja, l’amie fidèle de Karima qui a toujours veillé sur lui à Belcourt, vieille femme si éloignée de la dame en rose sous une mantille noire appelée Houda qu’ il avait vue autrefois, au château, supplier vainement Djedda de ne pas lui enlever une seconde fois son enfant.

Le romancier prête au narrateur l’humour de Candide pour dire la folie des seigneurs de guerre et l’ivresse des raïs ou des imams exaltés comme ce « grand mollah, revenu de la guerre sainte ou libéré de prison, qui avait promis d’immoler quelques fidèles pour remercier Allah » . Et il orchestre l’ensemble en maniant l’ironie de Voltaire dans un dialogue:
– J’ai lu qu’on tuait les femmes, une vaste boucherie, c’est vrai ?
– Totalement faux, les femmes n’ont rien à craindre, le pays est civilisé autant que la Suède, dans nos pogroms nous tuons les prostituées, les filles rebelles et les mécréantes qui se convertissent au christianisme, c’est tout, et seulement après avoir répété trois fois la sommation canonique : abjure ou meurs ! Abjure ou meurs ! Abjure ou meurs ! Et on les tue seulement par la pierre, par le fer ou par le feu, selon la juste prescription.
– C’est effrayant.
– Ça ne l’est pas, au contraire on se félicite, il s’agit de sorcières et de filles effrontées.
– Que fait-on pour les sauver ?
– Rien, elles récidivent tout le temps.
ou dans des formules et le ton des moralistes de l’époque classique dans des aphorismes.

Mais il laisse au narrateur la tendresse pour toute sa famille des deux côtés, pour ses frères et sœurs et aussi pour Hédi , « voué au djihad et à la folie », « quelque part dans les montagnes du Waziristan » et victime de la « Matrice » , version islamiste du système. Il laisse au narrateur la compassion envers ses compatriotes embarqués dans des guerres successives fallacieusement engagées sur la promesse d’une vie meilleure ou assommés par les tracasseries de toutes sortes et condamnés à l’impuissance face au système. Il laisse au narrateur la tristesse du constat devant tous ces mensonges entretenus et toutes ces souffrances qui n’ont que trop duré.

Il laisse enfin au narrateur la tristesse d’être passé à côté de sa véritable mère : « J’aurais tant voulu l’appeler au moins une fois maman. Farroudja n’a jamais entendu ce mot dans ma bouche. Elle ne l’a jamais entendu de personne. Et je ne sais pas où est sa tombe pour aller le lui dire » .
Ce narrateur qui se reproche une trahison envers sa mère Karima , ce narrateur qui n’a pas pu communiquer avec sa mère biologique, Farroudja, ne rappelle-t-il pas les reproches que s’adresse Jacques Cormery qui n’a pas eu la force de rester toujours auprès de sa mère et l’incapacité où il était de parler vraiment avec elle dont le vocabulaire se limitait à quelque quatre cents mots ? L’intertextualité avec Le Premier homme semble travailler tout le roman : Ici et là le même amour qu’un homme porte à sa mère vue comme un petit être fragile à protéger: « Elle était comme abasourdie par l’immense et irrévocable absurdité du monde. Je l’aimais tant quand elle avait cet air d’oiselet ébouriffé et tremblant, hypnotisé par le vilain boa ! » Ici et là c’est la même image de la mère soumise à l’autorité d’une grand-mère. Comme Jacques, Yazid habite Belcourt et la rue Darwin est parallèle à la rue de Lyon où la mère de Camus réside au 93. Enfin Yazid ne se voit-il pas en premier homme lorsqu’il dit :« Si changer de nom devenait obligatoire, je m’appellerais Adam, avec ce nom pas d’antécédent. On ne doit rien à personne, si ce n’est à Dieu. »
Mais si Le Premier homme est resté inachevé du fait de la mort de Camus, le narrateur de Rue Darwin a pu mener son récit à terme et le romancier, Boualem Sansal, en faire le livre d’une vérité qui échappe, qu’on laisse échapper consciemment ou non. C’est aussi, pour les familles disséminées, le livre de la fidélité impossible dans l’amour de loin. Or cette menace pèse sur toutes les familles qui n’ont plus de centre après la mort des parents, lorsqu’il n’y a plus guère d’occasion de réunir les frères et les sœurs happés désormais par des vies différentes, dans des lieux différents. Et c’est surtout le cas dans un pays comme l’Algérie qui ne sera plus pour tous ceux qui l’ont fui « que le bled de leurs vieux parents, un autre monde, un projet touristique éventuellement pour après la retraite, ou un pèlerinage à la saint-glinglin, l’Aïd ou la Saint-Nicolas, ou un impossible héritage pour les enfants des enfants » à moins qu’une seconde révolution…

Eveline Caduc
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